“Je n’ai fait d’une seule suggestion : diviser mes quarante-cinq années de vie – une vie si pleine de contradiction ! – en quatre fleuves, L’Écriture, Le Théâtre, Le Corps et L’Action, qui tous finissent par se jeter dans La Mer de la fertilité.”(1) Quatre principes, comme quatre marteaux pour forger une oeuvre, voilà donc le projet que nourrissait Mishima avec La Mer de la fertilité (豊饒の海). Cette tétralogie qu’il avait voulu toute sa vie durant, semblait bientôt devoir se confondre avec son existence – ceux qui connaissent les circonstances de sa mort, verront d’ailleurs dans “Chevaux Échappés” (奔馬), le deuxième tome, un titre par trop explicite. Comme nombre d’artistes, Mishima n’a cessé de penser le rapport entre vie et fiction dans les deux sens, c’est pourtant l’un des rares à avoir fait de sa vie un véritable roman. Cette corrélation n’est peut-être pas si évidente que le laisse entendre l’auteur : non, les quatre principes de notre citation ne correspondent pas aux quatre tomes de La Mer de la fertilité, mais “Chevaux Échappés” s’impose malgré tout comme le roman de l’Action.

 

 

Deuxième Partie : Chevaux Échappés – Roman de l’Action

L’histoire débute en 1932. Honda (本多), un jeune magistrat d’Osaka, fait la connaissance d’Isao, le fils d’un de ses anciens camarades de collège. Les deux hommes ne se connaissent pas mais nouent rapidement une relation amicale. Honda, qui remarque la ressemblance d’Isao avec son meilleur ami d’enfance, mort depuis le premier tome, se persuade que le jeune homme en est la réincarnation. De son côté, Isao est séduit par la simplicité et l’intelligence du magistrat.

Depuis la fin du 19e siècle, les modèles politiques et économiques européens influent de manière grandissante sur la gouvernance japonaise : de nouveaux acteurs capitalistes émergent au sommet de la pyramide sociale, tandis que certaines industries encore vétustes, comme l’agriculture, subissent de plein fouet l’arrivée du modèle productiviste. Malgré le malaise social que suscite cette évolution soudaine, les têtes ne sont pas vraiment aux idéologies marxistes, ni à la conscience de classe. En vérité, le malaise n’est pas tant social que culturel. De nombreux conservateurs sentent confusément disparaître le Japon impérial, avec lui, l’omnipotence de son Empereur.

C’est dans ce contexte particulier qu’Isao invite Honda à lire La Société du vent divin, le récit d’une organisation qui complote pour restaurer le code d’honneur des samouraï sous l’ère Meiji. Ce texte, qui guidera Isao tout au long du roman, pousse le jeune homme à reconduire l’action de ces illustres aînés, pour libérer l’Empereur du pouvoir occidental.(2) Il le sait, tout cela ne pourra se faire sans un acte de sang.

 

Qu’on ne s’y trompe pas : “Chevaux Échappés” n’est pas un roman historique. Pour l’auteur, la contextualisation de cette crise a pour but de nourrir les motifs profonds de nos personnages, de forcer leur réaction pour mieux les révéler. Le véritable coeur du récit n’est donc pas celui de l’Histoire, mais de perspectives spirituelles et idéologiques. À l’inverse des nouvelles de Dōjōji, les personnages se livrent cette fois sans ambiguïté, si bien que la vie intérieure supplante parfois l’action physique. On aurait pourtant tort de voir dans ce livre une oeuvre cérébrale. Au contraire, c’est un roman qui capture la vie dans toutes ses formes, mentales et physiques.

 

 

Dans cette dimension psychologique réside une clé parmi d’autres pour comprendre la personnalité de Mishima. Selon Christine Condamin, notre auteur “réussit par un effort surhumain une œuvre littéraire qui lui permit tout un temps de sublimer sa souffrance, de transformer sa pathologie et la haine qui l’habitait en art”. Cette analyse, bien qu’applicable à tout créateur, confirme le rôle du vécu personnel dans l’oeuvre de Mishima. “Chevaux Échappés”, bien entendu, ne déroge pas à la règle. 

Certaines tendances bien marquées chez Isao illustrent cette proximité entre le créateur et son personnage. Parmi elles, les thèmes de l’autorité et de sa recherche indéfinie, ressortent avec force de l’ensemble du texte. En effet, toutes les figures d’autorité forment un sujet de déception : alors que le Japon abandonne peu à peu ses valeurs traditionnelles, l’Empereur Hirohito semble renoncer à combattre les acteurs de l’Occident sur son territoire. Le père d’Isao, lui-même, dénonce son propre fils pour l’empêcher de mener à bien son projet d’attentat. Aucune figure, aucun principe, ne semble alors pouvoir incarner durablement les valeurs du Japon. C’est cet ordre supérieur en perdition que cherchera à s’approprier Isao dans sa démarche meurtrière.

 

Du point de vue stylistique, Mishima use d’une plume précise et immersive. Son écriture tout à fait digeste le rattache à l’esthétique japonaise et sa sobriété de principe. Ligne après ligne, à la manière d’un pointilliste, il prend plaisir à former ses personnages par touches successives ; le roman gagne ainsi en fluidité et en naturel.

Dans ce texte éminemment politique, le narrateur adopte une certaine neutralité de ton. Préférant la description à la persuasion, il présente sans état d’âme tous les raisonnements qui pousseront Isao dans son projet. Au sein de cette narration impartiale, la volonté du personnage ressort avec force car elle contraste avec l’univers du roman et sa compromission caractérisée. Ce faisant, le narrateur accrédite tacitement l’action du jeune homme, dans ce qui se révèle être un manifeste, au sens littéral du terme : un modèle idéologique qui s’impose de lui-même par démonstration.

 

 

Dénoncé par son père, Isao parviendra à s’enfuir et à tuer un haut dignitaire japonais dans sa maison de campagne.

“Le soleil ne va pas se lever avant quelque temps, se dit Isao, mais je ne puis me permettre d’attendre. Il n’y a pas de disque brillant montant à l’horizon. Pas de noble pin pour m’abriter. Pas davantage de mer étincelante.”, sont parmi ses derniers mots avant le sepuku. Pour le lecteur, le message est clair. Il n’est pas de temps propice à faire vivre les valeurs japonaises, juste celui d’agir. 

 

Ce temps d’action, nous le verrons dans la dernière partie de cette rétrospective, Mishima l’a peut être trop bien saisi.

 

(1) Citation du catalogue de l' »Exposition Mishima Yukio » à Tokyo (12-17 Novembre 1970), 8 jours avant le suicide de Mishima.

 

(2) Le futur montrera qu’il n’avait pas besoin d’aide : il s’agit de l’Empereur Hiro-Hito (裕仁), qui fera rentrer le Japon dans la Deuxième Guerre Mondiale.