Ce soir, dix petits nègres attendent leur hôte. Dix petits nègres sur une île au large des côtes, calfeutrés dans une grande maison. Ce soir, pourtant, personne ne viendra. 

Les amateurs de romans policiers le savent : rien n’attendait nos nègres, si ce n’est le crime en personne.

 

 

Meurtres & Comptines

Dans l’oeuvre d’Agatha Christie, Dix Petits Nègres (And Then There Were None) fait figure de classique. Derrière son style simple et sans prétention se cache une intrigue redoutable de complexité. De prime abord, l’histoire semble pourtant toute simple : dix inconnus sont conviés à passer un week end sur l’Île du Nègre, un îlot au large du Devon. Aucun d’eux ne connaît vraiment l’auteur de cette invitation, si ce n’est le nom signé au bas de la lettre, Mr A. N. O’Nyme. Accusés de meurtre dès leur arrivée par un enregistrement anonyme (A. N. O’Nyme !), ils trouvent la mort l’un après l’autre dans des conditions plus que suspectes. Quelqu’un entend donc les réunir pour les punir de leurs crimes au nom de la justice. Chose amusante (malsaine ?), le meurtrier tire son mode opératoire d’une comptine pour enfant :

 

Dix petits nègres s’en furent dîner, L’un d’eux but à s’en étrangler N’en resta plus que neuf.

Neuf petits nègres se couchèrent à minuit, L’un d’eux à jamais s’endormit N’en resta plus que huit.

Huit petits nègres dans le Devon étaient allés, L’un d’eux voulut y demeurer N’en resta plus que sept.

Sept petits nègres fendirent du petit bois, En deux l’un se coupa ma foi N’en resta plus que six.

Six petits nègres rêvassaient au rucher, Une abeille l’un d’eux a piqué N’en resta plus que cinq.

Cinq petits nègres étaient avocats à la cour, L’un d’eux finit en haute cour N’en resta plus que quatre.

Quatre petits nègres se baignèrent au matin, Poisson d’avril goba l’un N’en resta plus que trois.

Trois petits nègres s’en allèrent au zoo, Un ours de l’un fit la peau N’en resta plus que deux.

Deux petits nègres se dorèrent au soleil, L’un d’eux devint vermeil N’en resta plus qu’un.

Un petit nègre se retrouva tout esseulé Se pendre il s’en est allé N’en resta plus… du tout.

 

“ I’m all for crime ! ”

À ce jour, Dix Petits Nègres est un des romans les plus vendus dans le monde. La force de ce best seller réside notamment dans cette façon bien particulière de traiter le personnage du meurtrier. En effet – c’est comme une loi tacite en littérature policière – l’assassin doit être confondu par un antagoniste qui veut son arrestation. Notre intrigue procède, elle, d’une tout autre manière. Face à l’impuissance de la police, le meurtrier révèle lui-même son identité aux enquêteurs par pur orgueil. Il explique donc le déroulement des événements dans une lettre, qui clôture le roman en apothéose. Ce double rôle d’enquêteur et de coupable en dit assez long sur le statut de notre homme au sein de l’intrigue. Plus qu’un personnage principal, le meurtrier est tout. Initiant le roman par son crime, l’achevant par ses aveux, il constitue à lui seul le moteur du texte. 

 

Le crime parfait en question

En effet, le meurtrier sait tout des meurtres supposés, mais indémontrables, de ses victimes. Dans un groupe de dix personnes, il parvient à agir au grand jour sans jamais se trahir. Dix Petits Nègres serait donc un roman sur le crime parfait, du fan service, en quelque sorte, pour les amateurs de littérature policière. Cependant, reste un problème : le crime est trop parfait. Son exécution remarquable confère à l’assassin l’image d’un être omniscient et omnipotent, tout du moins infaillible aux yeux des autres personnages. À la longue, ses succès sont si grands qu’ils perdent en vraisemblance. Dans le roman, on attribue au meurtrier une intelligence exceptionnelle pour justifier ce résultat, mais l’explication de son plan à la fin du livre révèle de nombreux paramètres laissés au hasard. “Le crime parfait n’existe pas car le meurtrier parfait n’existe pas” : voilà peut être le message qu’Agatha Christie souhaite donc faire passer à son lecteur.

 

Vers quelles adaptations se tourner ?

Parmi les nombreuses adaptations faites au cinéma, seules deux parviennent à se hisser au niveau du roman. La première, Dix Petits Indiens (Ten Little Indians), est un film de René Clair sorti en 1945. La seconde, Agatha Christie : Dix Petits Nègres (And Then There Were None), est une mini-série de 3 épisodes produite en 2015 par la BBC.

 

 

La version de 1945 porte avant tout sur la dépersonnalisation de l’assassin. Agissant chaque jour sans être démasqué, le meurtrier est partout et nulle part à la fois. Ce n’est encore personne d’identifié, mais aux yeux des personnages, il peut être chaque invité. Dans la pure tradition du whodunnit, Clair parvient à saisir ce huis clos insoutenable dans toute sa tension et son angoisse. Malgré un casting en or, certains acteurs secondaires sombrent parfois dans le surjeu, ce qui permet curieusement de développer une certaine sympathie vis-à-vis de leurs personnages. Cette version-là propose toutefois une autre fin qui contribue à rafraîchir le mythe original.

 

 

La série de 2015 se positionne, elle, aux antipodes de son ancêtre noir et blanc. Il s’agit davantage d’un thriller psychologique, plus froid et plus sombre que le film de Clair. Le spectateur sera peut être partagé concernant la pertinence de cette nouvelle version car la série ne parvient pas à imposer de véritable rythme. Seuls son casting et sa réalisation exceptionnels lui permettent réellement de se démarquer.

Les Dix Petits Nègres, c’est un grand compte à rebours où les morts remplacent les chiffres. L’excitation du lecteur y grandit progressivement, car chaque meurtre est un pas supplémentaire vers l’identité de l’assassin. Si vous n’avez pas encore eu l’occasion de découvrir ce mythe policier, mieux vaut d’abord vous en remettre au livre original d’Agatha Christie.