Certains ont peut être découvert Laurent Gaudé au détour d’une polémique sur le Bac Français 2015 : les bacheliers trouvaient son texte trop complexe et réclamaient la révision de l’épreuve. Le fait est que le grand public gagnerait bien davantage à lire les écrits de Gaudé qu’à écouter les lycéens. Et pour cause, on s’attaque ici au Goncourt 2004. Le Soleil des Scorta représente également un succès en librairie, on est donc en droit se demander ce que cache un roman capable de fédérer le public et la critique.

 

 

Générations dégénérées

“La chaleur et le soleil semblait fendre la terre”. Avec ces premiers mots, Laurent Gaudé annonce déjà le style sec et incisif dont il se saisira pour écrire Le Soleil des Scorta. Les phrases sont courtes, la langue simple ; l’épopée tragique de Gaudé suit un rythme soutenu mais souvent proche de l’essoufflement. Cet essoufflement, c’est celui des Scorta. Dynastie malheureuse, rattachée par le sort au petit village de Monteppuccio, la famille Scorta constitue le fil rouge du récit sur plusieurs générations. On serait pourtant bien en mal de raconter son histoire sans mentionner les origines troubles de la lignée. C’est ce que s’attache à décrire le début du roman, qui raconte le retour du premier des Scorta à Monteppuccio. 15 ans après son exil, Luciano Masclazone est en effet décidé à retrouver sa conquête de l’époque pour la posséder une dernière fois. Mais déjà le destin s’en mêle car il s’unit par erreur à la soeur de l’intéressée. Les Scorta semblent ainsi n’être que le résultat d’une union douteuse et illégitime, on comprend dès lors tout le symbole qui pèsera sur cette lignée.

 

 

Un mythe à l’italienne

Du symbole à la mythologie, il n’y a qu’un pas franchi sans mal par Laurent Gaudé. Les Scorta se voient dotés chacun d’un caractère précis, ayant valeur de repères pour le lecteur et pour la narration. Au milieu cette généalogie tentaculaire, Luciano Mascalzone et son fils Rocco Masacalzone-Scorta incarnent des figures identitaires, celles d’illustres aïeuls dépositaires de la malédiction familiale. Des trois enfants de Rocco naissent cinq autres Scorta, deux générations qui reflètent quant à elles l’apogée numérique et sociale du groupe. Leur unique descendante, Anna Manuzio, apprendra l’histoire de la famille par sa grand-mère Carmella. Malgré sa relation discrète avec les autres Scorta, il s’agit peut être du personnage le plus important dans la mesure où la narration se construit autour de ce récit de famille. La grande réussite du livre est d’ailleurs de faire que le lecteur s’approprie la mémoire des Scorta pour mieux s’identifier aux nouveaux membres du groupe. Comme un mythe connu de tous, l’histoire des premières générations semble ainsi gagner en sens à mesure que d’autres leur succèdent, sans doute car l’on devient plus à même d’apprécier l’ampleur de ce drame intergénérationnel.

 

 

La fin des Scorta

Assez parlé des Scorta, venons-en au Soleil. Dans le roman, il est souvent fait mention de cette aridité et cette chaleur intense qui caractérisent le Sud de l’Italie : la mise en valeur de ce milieu contraignant illustre bien le fardeau qui pèse sur la famille. De ce point de vue, Le Soleil des Scorta se démarque peut être d’autres références en finissant par rompre avec sa propre logique. Tout le livre se construit en effet sur l’idée d’un destin commun aux Scorta. Cette règle trouve pourtant sa contradiction dans la dernière génération, car Anna Carmela quitte Monteppuccio pour faire sa propre vie au Nord de l’Italie. Le sens de cet épilogue est donc celui d’une fatalité incapable de résister au passage des années, d’un destin qui s’impose un temps pour mieux s’effacer par la suite. Il est important de noter qu’Anna s’arrache à sa condition au début du 20e siècle, une période familière au lecteur, comme si la tragédie antique laissait désormais place à une réalité rassurante et connue de tous. Au sortir du roman, c’est bien cette opposition entre destin et liberté que semble interroger l’histoire des Scorta : tout le talent de Laurent Gaudé sera de ne privilégier aucune de ces deux optiques. Le lecteur est privé de trancher, tant mieux! Ce qu’il perd en logique, il le gagne en profondeur.

 

Que l’on ne voit pas dans ces propos plus qu’ils ne disent : Le Soleil des Scorta est un bon roman, voila tout. Sa victoire au Goncourt sera d’ailleurs toujours sujette à caution dans la mesure où les grands prix littéraires s’achètent aujourd’hui plus qu’ils ne se remportent. Malgré un style parfois niais et quelques longueurs narratives, Gaudé signe ici une fresque familiale fraiche et agréable, riche en réflexion sur le passage du temps.