C’est la seconde fois qu’Emile Bravo utilise, avec succès, deux personnages bien connus du grand public pour nous parler de la vie pendant la Seconde Guerre Mondiale. Dans cet album soutenu par France Culture et le journal Le Monde, Spirou et Fantasio évoluent dans la Belgique de 1940, faisant face à la tourmente de l’une des guerres les plus terribles de l’Histoire. Les deux protagonistes ont chacun leur stratégie pour survivre, qui diffère selon leur personnalité : l’un souhaite rester fidèle à ses valeurs, l’autre veut simplement rester en vie.

Comment aborder un sujet aussi sensible avec des personnages connus sans les dénaturer ? C’est un défi qui a déjà été relevé à plusieurs reprises, et Emile Bravo y parvient à nouveau avec brio.

 

Cet album fourmille d’anecdotes sur la mentalité des différents acteurs de l’époque : Spirou et Fantasio croisent des journalistes, des allemands qui ont fui leur pays, des paysans, des militaires français et anglais, des orphelins… Chacune de ces rencontres a son importance dans l’histoire et témoigne de ce qui s’est passé. On comprend mieux la défaite franco-anglaise lorsque les « alliés », arrivant au Moustic hôtel, préfèrent se disputer sur le choix de leur chambre alors que l’armée allemande est déjà entrée dans le pays. Ces militaires respectent certes de grandes valeurs morales mais sont déconnectés de la réalité du terrain – à savoir, l’avancée rapide et inexorable de l’armée ennemie. L’entraide franco-belge est belle à voir, notamment lorsque le colonel de l’armée française en charge de la frontière refuse de laisser passer d’abord les civils fuyant les allemands, puis une colonne de la Croix-Rouge transportant des blessés. Les rôles des femmes et des hommes que le lecteur rencontre avec Spirou ne sont pas toujours clairs. Par exemple, on ne peut que deviner celui des paysans qui aident notre ami Spirou dans son aventure. Rien n’est explicite, mais un paquet de cigarettes retrouvé dans les bois et l’embarras que le paysan tente de masquer lors de sa découverte suggèrent son implication contre l’Allemagne nazie.

 

Spirou et Fantasio respirent la jeunesse, avec toutes les qualités et les défauts que cela implique. De ce fait, ils ont immédiatement la sympathie du lecteur et il est facile de s’identifier à ces deux héros. Spirou est raisonnable, débrouillard, très mâture pour son âge, bien qu’il garde toujours quelques illusions. Il n’a pas une existence facile avec son petit salaire de groom et son passé n’est guère plus joyeux – il a grandi dans un orphelinat catholique. Fantasio est un peu son opposé, éternel gaffeur, maladroit et apparemment assez naïf. Il vient d’un milieu plus aisé et s’étonne de la misère dans laquelle vit son ami. Son personnage est moins approfondi dans cet album, mais il a au fond les mêmes valeurs, même s’il se laisse entraîner dans d’étranges histoires. Mon hypothèse est qu’il a en lui une peur viscérale de la mort, qui le hante et qui détermine son comportement.

 

Fantasio nous permet de comprendre une autre facette de la société à l’arrivée des nazis. Après avoir déserté son unité dans l’armée belge, ce qui lui a sauvé la vie, il s’est fait embaucher dans un grand journal belge, qui s’est mis au service de l’Occupant. C’est grâce à lui que l’on apprend la défaite, ou plutôt la déroute, de l’armée belge qui a « accueilli » l’armée allemande un beau matin. Elle est arrivée très simplement dans des avions qui se sont posés directement sur les terrains de foot de l’armée belge. Les deux compères se séparent puis se retrouvent plusieurs fois, et chaque rencontre permet au lecteur de comprendre un peu mieux la psychologie des habitants à l’arrivée des soldats allemands.

 

Spirou et Fantasio forment donc un duo idéal pour témoigner de la vie, des illusions et des espoirs qu’ont ressentis les belges, et finalement tous les peuples qui ont vu les nazis arriver dans leur vie. Ils reflètent tous les deux des pans de la société qui ont réagi différemment à l’invasion allemande, et leur jeunesse leur permet de s’étonner de ce qui leur arrive. Les gens qu’ils rencontrent sont plus enclins à leur partager leurs idées et à leur expliquer la réalité dans laquelle ils vivent. Le lecteur non seulement vit les émotions des personnages, mais il apprend lui aussi la réalité de l’invasion allemande et son impact sur les mentalités.

 

L’auteur nous plonge dans un univers bien trop sérieux pour les grands enfants que sont Spirou et Fantasio qui découvrent, avec nous, l’horreur de la guerre, la misère, les bombes, les morts. Ils perdent une à une leurs dernières illusions et font face à une réalité brutale et terrifiante qui les marqueront à jamais. Le lecteur, qui les accompagne, n’en sort pas non plus indemne.

 

 

Je trouve véritablement jouissif de lire une bande dessinée qui ne donne pas facilement toutes ses clés de compréhension et qui oblige à réfléchir pendant et après la lecture. Spirou porte des valeurs fortes : il est honnête, serviable, altruiste, fondamentalement gentil et compréhensif. Il incarne un paradoxe : d’un côté ses valeurs et ses croyances entrent en collision assez brutalement avec une réalité dont il est le témoin et qu’il ne comprend pas, de l’autre, il est très lucide sur sa situation et celle de la Belgique. Lorsque Fantasio, plein de bonne volonté, veut partir au combat, Spirou comprend qu’ils ne sont pas prêts à se confronter à l’horreur de la guerre. Il sait qu’ils ne pourront pas tuer d’autres êtres humains, ce qui est confirmé par la réaction de Fantasio lorsqu’il est confronté, plus tard, à la mort de militaires dont le camion a été bombardé. Mais de l’autre côté, il ne comprend pas pourquoi tous les allemands, mêmes opposants aux nazis, sont renvoyés en Allemagne par les policiers belges.

 

Son ami Fantasio est honnête lui aussi mais sa naïveté et sa maladresse l’entraînent dans des histoires dont il ne contrôle pas toujours les conséquences, et dont le lecteur lui-même ne connaît pas la fin au terme de ce premier album. Il a un bon fond et est très spontané dans ses rapports aux autres, ce qui l’empêche d’analyser immédiatement les émotions des gens qui l’entourent. Il est finalement moins sensible que Spirou à ce que ressentent les autres autour de lui. Il fait les mêmes maladresses, que ce soit avec les agents de la Gestapo ou avec les enfants qui jouent avec Spirou sur le terrain vague à côté de l’hôtel.

 

Cet album est riche et il n’est pas possible d’aborder ici tous les éléments qu’il contient. D’autant plus que ce n’est que le début d’une série en quatre volumes, dont j’attends avec impatience la publication. Les personnages que l’on croise au cours de cette aventure ont tous quelque chose à dire au lecteur, non seulement sur l’époque terrible des années 1940, mais aussi sur notre époque. Ce témoignage est en effet particulièrement frappant dans le contexte qui est le nôtre, avec la montée des extrêmes dans le monde entier. Je pense bien sûr à l’Amérique de Trump, au Brésil de Bolsonaro mais aussi à l’Autriche, l’Allemagne, l’Italie, le Royaume-Unis, le Japon… et à la France. Cette bande dessinée est un rappel qui, à mon sens, arrive encore à temps : voilà un témoignage poignant d’une époque qui ne doit pas se répéter – et qui pourtant, semble à nouveau nous tendre les bras.

 

Cette œuvre, et les volumes suivants, sont sans doute à destination des enfants, pour qu’ils se créent des souvenirs sur cette époque qui semble aujourd’hui si lointaine. Mais je pense qu’elle devrait surtout être lue par les adultes. En effet, ceux-ci connaissent Spirou et Fantasio aussi bien (sinon mieux !) que les enfants, puisque ces personnages existent depuis 1938. Ces personnages font partie de l’imaginaire collectif et peuvent rappeler à tous que l’ordre absolu est un leurre qui a permis l’horreur. Le système actuel a bien des défauts mais il a été obtenu au prix du sang. Souvenez-vous en avant de voter !