« Le Blizzard du loup approche, l’ère de l’épée et de la hache, le temps de la Lumière immaculée, le Temps du froid immaculé, le temps de la Folie, le temps du Mépris. Tedd Deireadh, l’Age Ultime. Le monde périra dans la glace et renaîtra sous un nouveau soleil. Né à nouveau du Sang Ancien, d’hen Ichaer, d’une graine plantée… Une plante qui ne poussera pas : elle prendra feu ! »

Prophétie d’Ithlinne

Ne serait-ce pas une bonne occasion d’évoquer la saga littéraire The Witcher à l’approche de la saison 2 de son adaptation Netflix ? Cette franchise n’a cessé de gagner en popularité depuis ses débuts il y a près de trente ans. Nombreux sont ceux qui l’ont découverte avec la sortie de l’immense The Witcher : Wild Hunt en 2015, et plus encore avec la première saison de la série Netflix, parue en décembre 2019, qui relate les événements des ouvrages d’Andrzej Sapkowsky.

La saga du Sorceleur, c’est l’histoire de Geralt de Riv, mutant formé à tuer des monstres. Un homme qui n’en a cure de la destinée, mais qui en sera pourtant le jouet (rappelez-vous cette chanson de Naheulband, « Même pas magicien »). Lié par le destin à Ciri, une jeune princesse en fuite, il devra affronter tout un monde, du premier malandrin venu aux rois, pour protéger celle qu’il considèrera comme sa fille, à l’aide de magiciennes aussi splendides que redoutables comme Triss et Yennefer, et du fameux barde Jaskier, pour ne citer que les protagonistes principaux.

La saga du Sorceleur, des mains de l’auteur polonais Andrzej Sapkowsky, a débuté sa parution en 1992 avec L’Epée de la providence (pourtant tome 2). En 1993 sort le Dernier vœu. Ces deux ouvrages sont en réalité un recueil de nouvelles – 14 en tout – et plantent l’univers ainsi que le background des personnages principaux. L’histoire commence réellement avec le troisième tome, Le Sang des elfes, paru en 1994. S’ensuit Le Temps du mépris, en 1995, puis Le Baptême du feu (1996), La Tour de l’hirondelle (1997) et enfin La Dame du lac (1999). L’auteur a fait le choix singulier de diviser chacun de ses ouvrages en six à huit chapitres de chacun plus d’une cinquantaine de pages, correspondant alors à une unité de lieu et de temps.

Un univers sombre, et une ambiance lugubre

L’univers dépeint au fil des sept tomes par Andrzej Sapkowsky se démarque par son ambiance glauque et inquiétante. Inspiré des récits et légendes européennes du Moyen-Âge, il est parsemé de monstres et de bandits. C’est un ton sinistre et pessimiste qui décrit l’humanité, aussi bien les gueux que les puissants. Humains, elfes, nains, aucune espèce ne peut rattraper l’autre, et toutes sont prêtes aux pires atrocités pour des bagatelles. Le récit se positionne également dans cette noirceur, puisque ce ne sont pas les combats gores qui manquent. Le lecteur imagine très facilement les effusions de sang lors des affrontements, et la violence des batailles est retranscrite avec une fidélité inquiétante tant l’immersion est totale. Et pourtant, le point de vue adopté n’est pas toujours celui du combattant (mention spéciale à la bataille de Brenna, un récit de bataille plus vrai que nature). La guerre fait rage, l’époque dans laquelle le récit prend place est charnière, et c’est simultanément à ces événements que nous suivons les pérégrinations de Geralt, que nous découvrons les conséquences des conflits au-travers ses yeux, sa pensée. Comment Sapkowsky parvient à rendre compte de l’obscurité de son univers ? Par le cheminement d’un personnage principal qui a tout et rien d’un héros, toujours en proie aux doutes et aux questionnements. Par l’aventure intime qu’il nous propose : presque un huit clos autours des personnages principaux, une histoire éclairée à la seule bougie posée près du livre. Par un langage médiéval cru, authentique, simple. Par le sentiment constant de débauche des protagonistes : ces personnages représentent tout ce qu’il y a de plus humain, et c’est en peignant un paysage aussi sombre que Sapkowsky réussit à toucher à ce qu’est l’humanité, à la fois dans sa plus grande simplicité, mais aussi dans toute sa complexité. Finalement, de tous les protagonistes rencontrés au fil des sept ouvrages (mais également des trois jeux vidéo), c’est Geralt, un mutant que l’on ne cesse de qualifier de monstre, qui se révèle être le plus humain.

Une plume poétique digne des plus grands

La saga du Sorceleur tourne, à mon sens, autours d’un paradoxe : si l’univers dans lequel évoluent les protagonistes est aussi sombre, il est pourtant décrit avec une grande poésie. Je n’ai aucune reluctance à le considérer comme un poète. Le style de Sapkowsky est à la fois emprunt d’une très grande fluidité, mais également d’une maîtrise des codes stylistiques et poétiques. Analogies poétiques, descriptions vagues et familiarités s’unissent pour proposer une écriture à la fois évocatrice, et ô combien agréable à la lecture ! Pour dire un mot sur la traduction française, si les critiques admettent une légère baisse de qualité par rapport à la prose de Sapkowsky, je trouve dans l’ensemble la traduction réussie, car elle permet de véhiculer le sentiment poétique et glauque de l’environnement. L’extrait suivant m’est resté gravé en mémoire, car il évoque pour moi l’atmosphère de la saga du Sorceleur, et je ne puis résister à la tentation de vous l’exposer :

 » Au début, avides de se redécouvrir, ils faisaient preuve de beaucoup de fantaisie, d’imagination et d’ingéniosité, assoiffés de choses nouvelles. Et comme chaque fois, il s’avéra rapidement que c’était à la fois trop et trop peu. Ils le comprirent simultanément et se manifestèrent de nouveau leur amour. Lorsque Geralt revint à lui, la lune était toujours en place. Les cigales chantaient avec acharnement, comme si elles aussi voulaient vaincre l’inquiétude et la peur par la folie et le souvenir. Dans l’aile gauche d’Aretuza, un hôte en quête de sommeil exigea le silence en gueulant et en jurant âprement d’une fenêtre proche. D’une autre, située en face, une âme apparemment plus lyrique applaudit avec enthousiasme et lança des félicitations.  »

Le Temps du mépris, Andrzej Sapkowsky, chapitre 3, p173, Bragelonne.

Ce passage relate une aventure nocturne, tout ce qu’il y a de plus cru, mais ordinaire dans la vie de tous. Toutefois, Sapkowsky a choisi de le décrire sous un angle poétique, tout en restant évocateur. Et ce style, que je rapprocherais presque à de la poésie en prose, sert à merveille son dessein final : toucher à la définition même de l’humanité. Car certes, l’approcher par son quotidien dans un monde sans pitié est un bon départ, mais l’humain, c’est également cette part intangible, abstraite et poétique, la poésie de l’auteur renvoie à celle de notre esprit, et à celui de ses personnages. Cette double approche, que bon nombre peuvent d’ailleurs juger paradoxale, est probablement celle qui nous permettra le plus de comprendre ce que nous sommes, de toucher à notre propre définition. Andrzej Sapkowsky chante l’intimité, les affaires banales de la vie, le quotidien ; de son plus beau tableau aux mœurs les plus laides. Dans son écriture, il révèle notre identité.

La destinée

Forts de cette conclusion, il devient alors impossible de considérer que l’œuvre de Sapkowsky ne traite pas de questions métaphysiques. En effet, s’il évoque de manière pertinente certaines réflexions qui, aujourd’hui, sont tombées dans le lieu commun, comme le racisme (que nul n’évoquera mieux que Tolkien, en matière de fantasy) ou la place des femmes dans la société médiévale, je vous propose de plutôt se concentrer sur la question de la destinée, présente tout le long de la lecture. Très rapidement – et le titre du premier tome, Le Dernier vœu, est d’ailleurs révélateur – Andrzej Sapkowsky va se concentrer sur la question du destin et du libre arbitre. Ce n’est pas anodin si j’ai introduit cet article par la Prophétie d’Ithlinne, fil conducteur de l’ensemble de la franchise, saga littéraire ou jeux. Geralt nous est tout de suite présenté comme un personnage qui piétine l’idée même de destinée. Pourtant, il finit par se prendre au jeu, notamment dans la nouvelle Le Dernier vœu (qui a donné son nom au tome 1). Et de là, le destin l’embarque pour un voyage qui lui coûtera tout. La destinée sera étudiée, remise en question, acceptée, refusée… et ce tout au long de l’aventure, mais cette motivation à protéger Ciri se substituera à l’amour paternel qui naitra de leur relation, forcée par le destin.

La quintessence de la fantasy moderne

Andrzej Sapkowsky, en définitive, nous présente un univers de fantasy sombre et inquiétant, à une période de grands changements : guerres, complots, prophétie… ce qui donne lieu à un fort registre épique. Et pourtant… Ce n’est pas le registre dominant. En effet, l’aventure que l’on suit est intime. Je pense notamment à la « hanse de Geralt », où durant trois tomes nos pas accompagnent ceux d’un petit groupe lancé dans un périple, où nous suivons leur quotidien, leurs déboires, leurs cuites (oui, cinquante pages sur une cuite en forêt). Ce choix de l’intimisme permet d’explorer les sentiments et de comprendre la complexité des liens et des émotions de ces personnages, ce que propose moins un choix porté sur l’epicness comme le non moins célèbre Héritage de Paolini. Couplons cela aux sentiments profonds entre les protagonistes principaux, et l’histoire vous emportera bien loin de chez vous.

Une intrigue prenante, un univers intriguant, des personnages attachants et des réflexions existentielles couplés à un style d’écriture à la limite de la poésie, qui reste pour autant fidèle aux codes sombres de cet univers, et vous aurez la recette de ce véritable chef d’œuvre (sans parti pris, évidemment) qu’est The Witcher.

Mais alors… La série Netflix est-elle à la hauteur ?

C’est un défi de taille que d’adapter un tel phénomène littéraire, et chacun connait les différentes contraintes de Netflix, en tant que numéro 1 du streaming mondial. Le pari de la saison 1 est-il réussi ? J’affirmerais que ce n’est pas un échec. En effet, elle adapte les deux premiers tomes, des nouvelles sans grands liens directs entre elles, et le réalise à la Westworld en mélangeant les temporalités. Il faut aussi savoir que ces deux premiers ouvrages, en raison de leur format, ne sont pas des plus passionnants, bien que de grande qualité. Cette saison représentait alors, à mon sens, le plus gros défi de la série. Certains arcs ont été mal adaptés, voire gâchés (coucou les Dryades), mais d’autres ont été à la hauteur de leur nouvelle respective. Il en résulte que malgré les polémiques liées aux quotas ethniques et aux aspects fortement questionnables de certains personnages importants, l’ambiance de la saga littéraire et des jeux vidéo reste présente, et c’est à mon sens une grande réussite. Voyons désormais si la saison 2 possède les épaules pour porter le tome 3 !