Mishima est un choix qui ne va pas de soi. Il eût été bien plus sage d’aller chercher quelque grand nom de la littérature européenne. Et pour cause, face aux Hugo, aux Musset, aux Céline, comment se justifier d’écrire sur cet obscur auteur japonais?

Assurément car Yukio Mishima (三島 由紀夫) est l’une des figures littéraires les plus atypiques du XXe siècle. Son charisme, ses nombreuses mises en scène médiatiques et l’immense succès dont il a joui au Japon en font l’un des premiers “people” du monde asiatique. Du Mishima médiatique, on retient un personnage excentrique et moderne, désireux de marquer la société de son empreinte. La démarche est d’autant plus remarquable venant d’un intellectuel: refuser ainsi l’image d’un théoricien sérieux et détaché des apparences n’a jamais aidé l’auteur japonais à se rapprocher des élites de son temps.

Jusqu’ici le portrait est élogieux, mais incomplet. On ne peut en effet passer sous silence une autre composante bien plus controversée du personnage, celle de son rapport politique au Japon. Bien connu pour ses idées ultra-nationalistes et réactionnaires, Mishima tentera un coup d’État, le 25 Novembre 1970, au Ministère des Armées de Tokyo. Après avoir échoué à convaincre les soldats présents sur les lieux de le suivre, il finira par se suicider à la manière des samouraïs (seppuku) dans le bureau du chef des armées. Aujourd’hui encore, cet événement alimente la légende de l’écrivain et n’a de cesse de renforcer l’aura de son oeuvre.

 

Un personnage contradictoire et haut en couleur, une énigme aux yeux de la compréhension occidentale, voilà comment se présente le cas Mishima. Cette rétrospective n’aura d’autre but que d’explorer les différentes facettes de sa personnalité à travers ses oeuvres, ainsi que le film Mishima de Paul Schrader.

 

 

Première Partie – Dōjōji : “La voie de l’achèvement”

Des nombreuses nouvelles de Mishima, peu sont passées par la traduction française. Au sein de cette oeuvre réduite, le recueil Dōjōji (道成寺) constitue malgré tout une bonne introduction à l’univers de l’écrivain. Les quatre textes qui s’y trouvent ont été écrits pendant les années 50 sur une période de dix ans, ce qui explique sans doute leur diversité thématique et formelle. Chose étonnante, le recueil débute par une pièce de théâtre. Cette nouvelle, elle aussi appelée “Dōjōji”, marque déjà l’intérêt de Mishima pour la littérature européenne. L’histoire est celle d’une jeune femme inconsciente de sa beauté et qui souhaite se défigurer après avoir perdu son amant. Une intrigue on ne peut plus japonaise que Mishima traite de manière très occidentale, tant par les dialogues que par sa façon de faire évoluer le récit. Le résultat est un mélange étonnant entre nos standards de narration et l’imagerie purement japonaise de notre auteur.

 

Il faut cependant nuancer l’impact de l’influence européenne sur l’écriture de Mishima. Certainement criante aux yeux du lectorat japonais, elle reste malgré tout perçue de manière limitée du côté occidental ; non seulement car l’écrivain n’a jamais souhaité singer ses homologues européens, mais aussi car ses récits s’inscrivent dans le cadre la société japonaise – que le lecteur en mal de dépaysement soit donc rassuré ! À ce titre, les vices cachés de la société nippone s’imposent comme une thématique essentielle du recueil. Le texte “La Perle” illustre notamment l’hypocrisie du milieu bourgeois et le poids des moeurs au Japon, tandis que “Les Sept Ponts” révèle les tensions internes aux différents milieux sociaux. L’histoire raconte en effet le parcours de prières de 4 femmes sur 7 ponts successifs. Chacune doit, pour espérer réaliser son voeu, rester silencieuse tout au long de la traversée. Alors que les 3 premières échoueront à garder le silence, c’est finalement la seule dont on ignorait le voeu qui parviendra au bout des 7 ponts. Domestique au service d’une des 3 femmes, elle n’avouera jamais son souhait malgré les questions insistantes de sa maîtresse.

En vérité, la narration de Mishima met bien plus en avant le thème du secret qu’elle ne veut l’avouer. L’auteur y souligne souvent de façon indirecte les motifs obscurs de ses personnages, préférant l’évocation du mystère à son explication. Comme le suggère le titre d’un de ses romans phare, Confession d’un masque, la dissimulation de soi derrière le masque des apparences est un phénomène qui questionne profondément notre écrivain. Cette obsession l’amènera à cultiver les apparences pour faire ressortir le fond de ses personnages tout au long du livre.

 

L’oeuvre la plus célèbre du recueil reste certainement “Patriotisme”, un texte qui révèle la fascination du japonais pour le code d’honneur des samouraïs. L’histoire raconte le suicide d’un militaire haut gradé, refusant de poursuivre ses camarades mutins pour le compte de l’armée. “Ce soir je m’ouvrirai le ventre.” reste en somme l’extrait le plus parlant pour résumer ce quatrième texte. On y retrouve en un sens le schéma du dilemme cornélien: choisir entre son devoir et ses sentiments, mais ce n’est pas sur ce terrain-là que se jouera l’essentiel de la nouvelle. L’intérêt se situe davantage dans le traitement narratif réservé au suicide. Communément rattaché au sentiment de tristesse et d’horreur, l’acte est ici investi d’une pureté esthétique et spirituelle. De la même manière, tous les préparatifs qui précèdent sa réalisation témoignent d’une sérénité ambigüe. Ce faisant Mishima parvient à développer une atmosphère à la fois attirante et dérangeante pour confronter le lecteur à sa propre conception de l’acte suicidaire.

 

 

 

Des intrigues bourgeoises au suicide rituel, Dōjōji révèle donc la variété thématique de l’oeuvre de Mishima. Malgré quelques maladresses au niveau de la traduction, on ne saurait dissuader le lecteur de goûter cette curiosité littéraire.

 

Bien que le style de notre auteur semble taillé pour la nouvelle, il nous faudra malgré tout passer à un format plus libre pour pouvoir juger de son ampleur véritable.

 

Que diriez-vous alors d’un roman japonais?