Tout débute par quelques notes de piano. Un bouquet de roses en gros plan. La lumière est claire, nous sommes l’après-midi. “Chihiro? Chihiro, on est presque arrivé” murmure une voix hors champ. Rien n’est moins sûr en vérité pour Chihiro et sa famille lorsqu’ils pénétreront dans ce vieux tunnel ferroviaire en marge de leur itinéraire. Une fois de l’autre côté, la nuit tombera vite, le monde aura changé. La suite, vous la connaissez. Chihiro devra retourner dans son monde, et sauver ses parents.

 

Succès et ennui

Est-il encore besoin de présenter Le Voyage de Chihiro? Le huitième film de Miyazaki occupe aujourd’hui une place d’honneur dans l’esprit du grand public. Il faut dire que l’histoire de cette petite fille a de quoi fédérer toutes les audiences: on y trouve du drame, de la magie, un happy end et des bons sentiments. Autant d’éléments positifs lorsqu’on découvre le film, et cependant, autant de freins pour le revoir. En effet, la première critique formulable à l’encontre du Voyage de Chihiro (千と千尋の神隠し) est le désintérêt qu’il suscite à long terme, a fortiori chez le spectateur adulte. On ne fera pourtant pas avaler ça aux die hard fans de Miyazaki. Au fond, cet animé s’impose certainement comme une évidence aux yeux de ceux qui ont grandi avec: c’est un souvenir dont on ne remet pas en cause le caractère féérique. En revanche, le spectateur qui n’aurait pas tissé de lien affectif avec les oeuvres du réalisateur, n’y verra sans doute qu’un bon film d’animation.

 

Miyazaki et poésie ne riment plus

Certains lieux ou personnages, comme la gare aquatique et le “Sans-Visage” (顔ナシ), conservent bien entendu une force poétique indéniable, mais ce n’est pas le propos que Miyazaki met ici en avant. L’esthétique si particulière du japonais est cette fois sacrifiée au profit d’un emballement scénaristique très envahissant. Le film veut trop montrer, trop rapidement et c’est là son défaut majeur. À vouloir être trop inventif, il renonce à expliquer l’univers dans lequel évolue Chihiro (荻野) ; en résulte un monde riche mais sans aucune cohérence. Ceux qui souhaiteront défendre l’animé argueront que le film n’a aucune prétention réaliste, que le fantastique peut se passer de cohérence. Ce serait pourtant réduire l’imaginaire de Miyazaki à un grand fatras créatif, sans fond ni signification.

L’exemple le plus représentatif de ce travers est certainement le personnage du vieux Kamajî (釜爺). Sorte d’homme muni de six bras élastiques, il partage avec Zenîba (銭婆) la figure du vieux sage. C’est lui qui intronise Chihiro dans les coulisses des bains, mais aussi qui l’aide à s’en extraire. Tous ces éléments laissent entendre le rôle cadre que Kamajî est censé exercer dans la narration: figure structurelle du récit, il symbolise également la transmission entre le troisième âge et la jeunesse, lorsqu’il donne à Chihiro ses billets de train. Malheureusement, privé de background, le vieux Kamajî peine à incarner pleinement ce rôle central. “D’où vient-il? Comment est-il devenu l’esclave de Yubaba? D’où ses capacités viennent-elles?” sont autant de questions qui resteront sans réponse. Malgré son rôle clef, ses trop brèves apparitions l’empêchent ainsi d’acquérir une importance suffisante dans l’esprit du spectateur.

Le seul personnage à bénéficier d’un véritable background est celui d’Haku (ハク). Il s’impose donc logiquement comme la personnalité la mieux construite de l’animé. Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois.

 

 

Lectures en diagonale

La particularité du Voyage de Chihiro réside toutefois dans ses différents niveaux de lecture. Le premier, c’est-à-dire les enjeux du scénario, est destiné au public le plus jeune. On s’étonnera donc moyennement qu’il supporte mal le passage du temps. L’affrontement final entre Chihiro et Yubaba (湯婆婆), notamment, surpasse en niaiserie toutes les autres scènes du film.

Le second, c’est-à-dire le sous texte, reste quant à lui beaucoup plus pertinent qu’il n’y paraît. Au tout début du film, les parents de Chihiro se transforment en cochon après avoir englouti le banquet destiné aux esprits. Critique à peine voilée de la société de consommation, elle présente le surconsommateur comme celui qui retourne au stade animal, et “se gave” littéralement aux dépens de ses besoins spirituels (en l’occurrence aux dépens des esprits des bains). Plus tard, le “Sans-Visage”, personnage capable de produire de l’or à volonté, avoue à Chihiro sa terrible solitude: là aussi, on reconnaîtra le célèbre proverbe “L’argent ne fait pas le bonheur.” Jusqu’ici, le propos est convenu, cependant la fin du film offre de meilleures pistes de réflexion. Le personnage d’Haku y apprend notamment son vrai prénom. Cette découverte lui permettra de quitter les bains desquels il était jusqu’ici prisonnier. A l’instar d’Haku, qui a fini par perdre sa véritable identité dans l’établissement commercial de Yubaba, faut-il en déduire que l’individu perd peu à peu son identité dans le consumérisme? Une thèse risquée, mais justifiée dans la mesure où la consommation de masse s’éloigne radicalement des valeurs traditionnelles japonaises.

Intervient alors un troisième niveau de lecture. En effet, une critique du matérialisme s’accompagne généralement d’un éloge des valeurs spirituelles. Miyazaki s’inscrit pourtant à l’opposé de cette démarche dans la mesure où le monde des esprits, dimension spirituelle par excellence, semble presque plus humain que celui des hommes. Il y règne, comme dans nos sociétés, la cupidité, la jalousie et la soif de pouvoir. Le réalisateur prend donc à contre-pied son public tout évitant l’écueil de la moralisation.

Ces réflexions restent malgré tout trop marginales pour tirer le film vers le haut. En effet, on n’attend pas d’un animé grand public qu’il nous fasse réfléchir, mais qu’il suscite l’émotion. En la matière, Le Voyage de Chihiro possède un potentiel indéniable mais limité, en raison de son rythme soutenu. Que dire de plus alors, si ce n’est d’encourager le public à découvrir ce film, tout en le dissuadant de le revoir?